CHAPITRE VI

Il courait. Une litanie résonnait dans sa tête.

Fuir... Fuir...

Sleeta courait à côté de la panthère rousse, tache noire sur le fond noir de la nuit.

Fuir...

Il toussa. Les épines des buissons qu'il traversait s'accrochèrent à sa fourrure, lui déchirèrent la peau.

Il fuyait toujours.

Tout à coup, il se souvint de ce qu'il était, de ce qu'il avait fait. Il quitta abruptement sa forme-lir et reprit sa forme humaine, celle de l'homme connu sous le nom de Brennan.

Il atterrit sur un coude, qui céda sous lui. La douleur qu'il avait mise de côté l'envahit. Son corps entier le brûla.

Il se releva péniblement. Il frissonna, eut un haut-le-cœur et faillit vomir.

— C'était trop tôt, trop rapide, dit-il. Dieux, ma tête !

Lir... lir...

Sleeta appuya son menton contre l'épaule de Brennan, se frottant à lui pour lui offrir sa force et sa sympathie.

La douleur, dans son crâne, faillit prendre le pas sur le lien-lir. Mais il parvint à repousser son inconfort pour penser à celui de Sleeta. Il la caressa, la flatta. A travers leur lien mental, il sentit la peur de la panthère et sa fatigue, qui faisaient écho à ce qu'il ressentait.

Désorienté, il s'assit, le front contre ses genoux relevés, essayant de forcer la douleur à s'estomper.

Lir.

Sleeta s'appuya de nouveau contre lui. Il sentit sous sa main le sang qui coulait d'une blessure ouverte. Il entreprit de l'examiner par le toucher, car l'obscurité ne lui permettait pas de voir ce qu'elle avait. Mais il comprit que les chiens avaient fait des ravages.

— Ku'reshtin, marmonna-t-il. Envoyer des chiens sur un lir...

C'était efficace. Cela m'a empêché de m'occuper de toi. Tu saignes, lir. Ont-ils aussi envoyé les chiens sur toi ?

Il toucha son oreille gauche, désormais sans lobe et sans l'ornement en forme de panthère qu'il portait depuis qu'il avait reçu Sleeta.

Ce n'était pas un chien, mais un être humain. Un Ihlini.

C'est impossible ! S'il avait été ihlini, je l'aurais su aussitôt !

C'est ce que je croyais aussi. Mais il est déjà arrivé que des Ihlinis entrent incognito à Homana-Mujhar. Qui peut dire quel sortilège a été utilisé pour travestir la vérité ?

La panthère s'agita, inquiète.

Les dieux nous ont donné pour tâche de protéger les Cheysulis, de reconnaître leurs ennemis, surtout les Ihlinis.

Brennan resta pensif. En quelques mots, Sleeta lui en avait plus dit sur les motivations des lirs qu'il en avait jamais entendu.

— Pourquoi devez-vous reconnaître les Ihlinis avant tout ?

Ils sont plus puissants, et donc plus dangereux.

Ce n'était pas la réponse qu'il voulait ; elle ne lui disait rien qu'il ne sût déjà.

— N'importe qui ayant le même pouvoir serait aussi une menace, dit-il.

Qui est ton pire ennemi ? demanda le lir.

— Moi, bien sûr... Que veux-tu dire ? ( Une pensée lui vint, qui l'arrêta net. ) Tu soutiens peut-être la même théorie que mon jehan. II affirme que les Cheysulis et les Ihlinis sont parents...

Sleeta posa sa tête contre son épaule.

Cela suffit. Rentrons à la maison, veux-tu ?

— Sleeta...

Il s'interrompit, car il avait entendu un bruit dans la forêt.

Il fit mine de fuir, mais Sleeta l'arrêta.

C'est la jeune fille. Celle qui m'a libérée.

Rhiannon. Elle avait donc tenu sa promesse. Il attendit qu'elle soit tout près, puis il l'appela par son nom.

Elle sursauta violemment. Il entendit son souffle précipité.

— Inutile d'avoir peur de moi, meijhana.

Il se leva, s'appuyant contre un arbre pour se tenir debout, car il était encore loin d'être remis.

— Mon seigneur ? dit-elle. Brennan ?

— Oui. Et son lir, à qui vous avez eu la bonté de rendre la liberté.

Elle s'approcha. Riant, elle lui tendit quelque chose de brillant.

— Ils sont à vous, mon seigneur. Quand tout le monde s'est enfui, je les ai récupérés.

Il n'avait pas cru revoir jamais ses bracelets-lir.

— Je n'ai pas retrouvé la boucle d'oreille, mon seigneur. Peut-être, si nous y retournions...

— Inutile, je n'ai plus le lobe pour la porter. Les bracelets me suffiront, meijhana. Leijhana tu'sai. Je te dois tant... Pour Sleeta, pour avoir aidé à me sauver la vie... Pour mon or...

Il remit les bracelets à leur place, autour de ses biceps.

Rhiannon haussa les épaules.

— Ce n'est pas assez pour compenser la douleur que je vous ai causée, à vous et à votre panthère. Si j'avais su ce que Jarek avait l'intention de faire... Dieux, comment ai-je pu être si aveugle, si stupide ?

Il lui passa une main autour des épaules et l'attira à lui. Au début, elle se tint raide, probablement impressionnée par son rang.

— Shansu, dit-il. Paix, meijhana. A mes yeux, tu n'es pas diminuée par ton chagrin.

Pourtant, dans les clans, un Cheysuli ne montrait jamais sa peine. Mais les traditions peuvent changer...

Les larmes de la jeune femme se tarirent bientôt. Elle recula, s'essuyant les joues. Brennan pensa qu'il n'avait jamais vu une femme plus adorable.

— Mon seigneur, dit-elle en effleurant son cou, là où le sang de son lobe coupé s'était coagulé. Asseyez-vous, je vous en prie... Vous êtes sur le point de vous effondrer.

— Cela se voit à ce point ? dit-il en obéissant maladroitement.

Sleeta se coucha contre lui, le réchauffant.

— Dieux, quand je pense à ce que j'ai fait...

Le vertige le reprit.

— Allongez-vous, mon seigneur, dit Rhiannon. Je vais vous aider...

Il se retrouva la tête sur les genoux de la jeune femme. Elle lui caressa doucement le front, hésitante. Ses doigts étaient légers et semblaient apaiser un peu la douleur.

— Dormez, mon seigneur. Personne ne vous fera plus de mal. Votre lir est à vos côtés, et moi aussi...

Il s'endormit.

Il rêva d'obscurité et d'enfermement. La peur pesait sur lui d'un poids immense. Il ne parvenait plus à bouger. Il gémit.

— Mon seigneur, je suis là. Brennan, réveillez-vous.

Il lutta pour se rapprocher de la voix. Une main effleura son visage. Les ténèbres reculèrent...

— Brennan...

Emergeant du rêve, il la serra contre sa poitrine, puis la fit rouler sous lui. Il ne connaissait qu'un moyen de bannir cette peur maudite, de se prouver à lui-même qu'il était vivant, après être passé si près de la mort...

— Je t'en prie, murmura-t-il.

Puis il s'éveilla d'un coup.

Dieux...

Il essaya de se relever, mais les mains de la jeune femme le retinrent

— Non.

— Mais... Tu sais ce que j'allais faire...

— Oui, dit-elle en caressant une mèche de ses cheveux. Croyez-vous que je ne sois pas consentante ?

Il aurait voulu lui dire une douzaine de choses, puis lui poser des questions sur Jarek. Mais croiser ses yeux lui donna les réponses : elle comprenait ; le désir qu'il ressentait était partagé.

— Je n'étais pas amoureuse de lui, Brennan. Je vous le jure.

Pour le moment, cela lui suffit.

Il laissa Rhiannon entre les mains des servantes dès qu'ils arrivèrent à Homana-Mujhar. Comme toujours, il s'occupa lui-même de Sleeta. Puis il prit un bain chaud dans lequel il s'attarda, tandis que des membres de sa famille venaient frapper à la porte de ses appartements, car la nouvelle de son arrivée avait été rapportée par les serviteurs, inquiets de le voir si mal en point.

Il renvoya les siens en promettant de leur expliquer tout ; puis il s'endormit dans le baquet.

Un peu plus tard, il rejoignit ses parents dans le solarium de Deirdre. Ian s'approcha de lui et examina sa blessure.

— Tu as eu de la chance. Tu aurais pu perdre l'oreille entière. C'est une coupure nette, qui guérira sans problème.

Maeve toucha sa propre oreille comme si elle partageait la douleur de Brennan. Keely le regardait, ses yeux bleus un peu voilés.

Deirdre versa du vin dans des coupes et les distribua.

— La prochaine fois, dit-elle doucement, le bain attendra.

— J'étais souillé...

— Je sais. Mais il attendra quand même. Pense à ton père au lieu de te soucier seulement de toi.

Elle avait raison. Il avait laissé son jehan s'inquiéter pour lui sans nécessité.

— Oui. C'est vrai...

Il lui effleura l'épaule et alla vers son père.

— Je vais bien, jehan. Je suis un peu... endolori, mais cela passera.

— Qui t'a mis des menottes ? demanda Niall doucement.

Les autres sursautèrent. Ils n'avaient vu que l'oreille mutilée, mais Niall avait remarqué les marques à vif autour des poignets de son fils.

— Qui a osé faire ça ? s'écria Keely.

— Il s'appelait Jarek, dit Rhiannon en entrant dans la pièce.

Tous se tournèrent vers elle. Brennan resta bouche bée. Il savait qu'elle était jolie, mais les servantes avaient fait d'elle une beauté.

Elle s'inclina, maladroite. Ses jupes balayèrent le sol. Sa chevelure était tressée et enroulée autour de sa tête comme une corde de soie noire brillante.

— Mon seigneur Mujhar..., commença-t-elle.

Puis elle perdit l'équilibre.

Ian, plus près d'elle que les autres, la rattrapa par le bras. Le visage empourpré, elle ne bougea plus, comme si elle avait peur de se ridiculiser de nouveau.

— Tout doux, meijhana, dit Ian avec son plus beau sourire. Soyez la bienvenue parmi nous, ma dame.

Brennan avança et tendit la main à Rhiannon, qui la prit aussitôt. Il ne put cacher son sourire de triomphe tandis qu'il la détournait de Ian, dont la réputation de séducteur n'était plus à faire.

— Je vous présente Rhiannon, jehan. Grâce à son courage, je suis encore en vie.

— Acceptez mes remerciements, dit Niall. Leijhana tu’sai, dans la haute langue. J'espère que vous serez plus directe que mon fils lors de vos explications. Nous n'en savons toujours pas beaucoup sur ce qui est arrivé.

— Je peux vous le dire.

Elle leur raconta tout d'une voix calme.

Quand elle eut terminé, Niall jura méthodiquement et avec inventivité.

— Il faut les retrouver, dit Keely. Les tuer tous, comme tu as tué Jarek.

— Jarek était ihlini, bien que Sleeta ne l'ait pas reconnu. Il est clair que Strahan maîtrise bien les sortilèges permettant de dissimuler les Ihlinis aux lirs. Peut-être tous les autres étaient-ils aussi ihlinis.

— Ce qui les rend encore plus dangereux, dit Ian.

— Je n'en suis pas sûr, répliqua Niall. Il leur faut quelque chose ayant appartenu à un lir. Combien de lirs sont morts aux mains des Ihlinis ? Tynstar avait Cai, le faucon de mon grand-père. Strahan avait quatre dents de Storr, le lir de Finn. Mais ce n'est pas suffisant pour eux tous.

— Il devait avoir assez de lirs, intervint Brennan. Il m'a dit qu'ils ont surtout sacrifié des femmes et des enfants pour éviter d'alerter les lirs, mais ils ont tué quelques guerriers aussi.

— S'ils étaient tous ihlinis, pourquoi auraient-ils agi en Homanans ? demanda Rhiannon.

— Quelle meilleure façon d'infiltrer un royaume ennemi que se faire passer pour des habitants ?

— Même devant ceux qu'ils allaient tuer ? Cela n'a pas beaucoup de sens, dit Keely.

Ian haussa les épaules.

— J'ignore pourquoi Strahan fait ce qu'il fait. Je sais seulement qu'il mettra toute son énergie à nous nuire. ( Il désigna Rhiannon. ) Si elle n'avait pas libéré Sleeta et rendu ainsi à Brennan la capacité de prendre la forme-lir, Jarek n'aurait pas été démasqué. Les alliés de Strahan prennent grand soin de nous laisser dans l'ignorance.

— Je ne comprends toujours pas, dit Keely. A quoi bon dissimuler leur identité s'ils ont l'intention de nous assassiner ?

— C'est parce que tu n'as aucune duplicité en toi, souffla Deirdre. Tu es une femme qui dit et fait carrément les choses.

— Même quand il serait mieux de se taire, renchérit Brennan. Tu préférerais te jeter sur l'ennemi en criant ton nom et tes intentions plutôt que travailler dans l'ombre.

— Quel bien cela fait-il de ramper quand on a deux jambes pour marcher ?

— Keely, tu es trop hardie, trop directe, intervint Maeve.

— Assez, dit Niall en levant une main.

Brennan en profita pour donner son avis.

— Il est possible que Jarek ait agi seul. Il m'a toujours paru homanan, en action comme en paroles, jusqu'à ce qu'il décide de révéler sa vraie nature. A ce moment-là, les autres se sont éparpillés.

Niall regarda Rhiannon.

— Vous devez nous dire tout ce que vous savez de Jarek. Ne laissez rien dans l'ombre

La main de Rhiannon était froide dans celle de Brennan. Il la serra doucement pour la rassurer. Elle lui sourit, puis retira ses doigts.

Niall ouvrit la bouche pour parler. Deirdre l'interrompit.

— Un instant, mon seigneur. Asseyons-nous tous, nous serons plus à l'aise. ( Elle remplit une coupe de vin et la tendit à Rhiannon. ) Ne soyez pas si impressionnée, mon enfant. Sous leur or et leur fierté exacerbée, ces Cheysulis ne sont pas très différents de vous et de moi.

— Vous... n'êtes pas cheysulie ?

— Non, érinnienne. Il n'y a aucune magie en moi.

— Ni en moi, dit Maeve d'un ton calme, mais sans sourire. Je vous remercie de ce que vous avez fait pour Brennan, en notre nom à tous.

— Je n'aurais pas pu agir autrement, dit Rhiannon en regardant Brennan.

Il était impossible de se méprendre sur ce qu'elle ressentait pour lui.

Ian lui apporta une chaise.

— Asseyez-vous, meijhana. Et dites-nous tout ce que vous savez de Jarek.

— Il a toujours été gentil avec moi, dit-elle en rougissant. Il ne m'a jamais parlé d'Elek. Mais combien d'hommes partagent leurs affaires privées avec des femmes ? Même celles qui couchent avec eux ? ( Elle s'empourpra davantage. ) Il servait les Cheysulis comme les autres clients. Je n'ai jamais entendu de parole hostile ou haineuse.

— Moi non plus, dit Brennan. Même quand ils m'ont jeté sur l'autel, je n'ai pas perçu de haine véritable de sa part. Jusqu'à ce qu'il révèle sa vraie nature en avouant qu'il servait Asar-Suti, je ne m'étais douté de rien. Il avait seulement l'air d'être un partisan loyal de la cause du bâtard.

— Qu'y a-t-il d'autre, meijhana ? Vous allez sûrement penser à quelque chose de révélateur sur sa conduite, les gens qu'il rencontrait...

— Une fois, il m'a dit quelques mots sur sa naissance. Il m'a révélé qu'il était un bâtard. Je n'en ai pas fait grand cas, car je suis aussi une bâtarde. Il a ajouté que le sang même lui donnerait un pouvoir inégalé. Je n'y ai pas prêté attention, jusqu'à ce que je l'entende dire à mon seigneur qu'il voulait détruire la Maison d'Homana. J'ai su ce qu'il me restait à faire.

— Grâces en soient rendues aux dieux, murmura Maeve.

— Le pouvoir... Pour ce que nous en savons, c'est peut-être le fils de Strahan !

— Qu'importe, affirma Keely, il est mort !

Ian haussa les épaules.

— Oui, il est mort. Mais je maudis tout de même la chienne sans nom qui lui a donné naissance.

Rhiannon leva les yeux sur lui.

— Mais je connais le nom de sa mère. J'ai trouvé qu'il était joli, et je m'en suis souvenue. Elle s'appelait Lillith.

Tous les regards se tournèrent vers Ian.